Tombé des nues

Qu'elle est belle et qu'elle est vaste sa Russie !

Il la connaît, il l'aime, elle fait partie de lui, si magique sous les flocons, étourdissante sous les premières feuilles de Mai...

Mon Grand ne maîtrise pas la poésie en français mais elle sourd de ses phrases encore hachées comme une cascade naissante...

J'imagine un clapotis joyeux et l'éclat des gouttes d'eau claire passant dans ses yeux...

-Maman, en Russie il n'y a pas d'arbres comme ceux-là !

-Ça dépend où, mon Lutin.

- Non, je sais, il n'y en a pas.

-Mais c'est grand la Russie, mon Loupiot.

- Je sais, je connais, à Viritza je n'ai pas vu ces arbres, il n'y en a pas en Russie.

-Peut-être, mais à Vladivostok, Moscou ou Saint-Petersbourg il n'y a pas forcément la même flore, et pour beaucoup de choses chaque endroit de Russie est différent.

-La Russie c'est Viritza !

-La Russie est bien plus grande, mon Poussin...

J'ai montré la Russie sur des cartes à mes Lutins, souvent.
Ils ont vu qu'elle est immense à côté de la France et d'autres pays...
Je lui rappelle et essaie de lui expliquer la taille de Viritza et celle de la Russie, avec une miette de pain sur la grande table, brune comme la neige de la Nevskyi en décembre...

Mon Grand n'est pas d'accord.
La table c'est Viritza, et la miette, il veut bien admettre que c'est sa maison de Russie, si je mets le pain entier à la place, et sur la carte du monde c'est ça aussi...
"Viritza est bien plus grande que la France et d'autres pays réunis"

Doucement, je dis que Saint-Petersbourg est également en Russie, qu'il y a beaucoup de villes dans le pays et des routes qui les relient, et encore plus de maisons.
Il se rappelle Saint-Petersbourg, et blêmit...

-Oui, c'est en Russie aussi, Maman.

Il m'écoute lui redire comme la Russie est grande, il tremble, se liquéfie.
Je brise quelque chose, mais je continue et énumère les villes les plus connues dont les noms sonnent et claquent à ses oreilles, pourtant je murmure presque...

Je dis les distances, je parle des jours de voyage à les parcourir... il se tasse, s'effondre, se décompose...
"Il n'y a pas que Viritza... Saint-Petersbourg..."
La Russie est grande... le monde immense...
Il ne peut dominer tout ça, il a peur.

Pourtant il sait, ne peut se tromper..."Viritza, c'est la Grande Russie !"
Ne pas tout connaître et ne pas tout savoir, est-ce possible...

Je me tais et le prends doucement dans mes bras, lui caresse les cheveux.
Il suffoque un peu et sa bouche délicate s'ouvre :

-Comment tu sais, Maman ?

-En regardant le monde, en lisant, tu apprendras d'autres choses, bien plus, tu es petit encore, mon tout petit. Je te donnerai tout ce que je sais, et tu apprendras beaucoup encore après.

-Maman, je veux savoir le français, le russe, l'anglais et après je pourrais savoir d'autres langues ? Le japonais aussi ?

Mon Loupiot met la Russie dans le village de Viritza, l'Afrique dans un jardin merveilleux d'à côté, inconcevablement inaccessible et invisible et pas plus chaud que notre montagne...
Le mistral terrifiant se fait typhon japonais, Babouchka n'habite pas en France, sa maison est loin, plus loin que celle de Natacha...

Il a découvert que la France existe, elle est ici, dans sa maison !
Les Caraïbes sont en Dordogne et on y va en voiture...
Notre amie Olga, qui vit à Saint-Petersbourg, travaille à côté de chez nous...
Je l'ai déçu déjà en rendant visite à une autre Olga, amie petersbourgeoise en France, il croyait revoir "la vraie"...

C'est peut-être parce que son monde est bâti sur trois pierres du côté de Gatchina qu'il se sent brimé, qu'il n'a rien de ce dont il rêve...
Il veut l'Afrique cet après-midi, un voyage en montgolfière demain matin, se baigner dans la mer où il pêche la truite à deux pas de la maison.
En quad, il veut rejoindre les parasols et les jeux de plage, et pauvre de lui, tout ça lui est refusé...

Il n'a qu'une vie d'enfant sur la terre qu'il croyait toute petite comparée à sa maison de Russie.

Lui, si fort, malin et si grand, commence sa descente, son atterrissage.
Mon Grand, l'enfant qui rétrécit...

Hier soir, il m'a rappelée, une demi heure après le coucher :

-Maman, je veux un bisou, un câlin, et un bonbon.

Il a fait sienne la petite chanson de son frère :
Ainsi que lui, il veut aussi que je boute Baba Yaga hors de sa chambre, d'un atemi de super Maman, pour dormir rassuré.


© Marie Hurtrel 2006
Texte déposé - n°5H27182