Le Poisson et le Néant

Même la lucidité est empoisonnée, elle n'illumine pas, elle creuse le vide, transformant chaque regard en l'autopsie d'un cadavre qu'on imaginait vivant. C'est peut-être juste une illusion, la vanité, creuser alors qu'on sait qu'il n'y a pas de fond : on peut creuser l'éternité durant, il n'y a pas plus de fond que de limite à l'éternité. Un abysse qui se parle à lui-même, un puits sans parois où la pioche s'égare dans l'infini. Pas de fond. Fouiller l'éternité, c'est comme vouloir percer un vide s'élargissant à chaque coup, un néant qui rit de notre acharnement, se moquant des limites qu'il n'a pas. L'éternité n'en a pas plus que le vide n'en a de profondeur ; c'est le même mensonge cosmique, une illusion de progression où chaque mètre gagné n'est qu'un pas de plus dans le rien. On s'y épuise, on y rage, on s'égare dans un flux de paroles pour conjurer l'évidence : le creusement n'est pas une quête de socle mais un rituel pour feindre qu'il y en a un. 

Le fond... l'aveu, point d'orgue dans la fouille incessante nous menant, poussé par l'orgueil, pour toucher ce que Camus appelait le "fond de l'absurde" : pas une lumière au bout du tunnel, mais l'épaisseur du mur lui-même, froid et lisse sous les ongles. Creuser vers un abîme plus clair... si "clair" veut dire "dénudé". Sans les voiles de l'habitude qui adoucissent les angles. Ou juste pour un tour de parole de plus, un écho rebondissant sur les parois humides du puits, pour se rappeler qu'on est encore là, à hurler en sourdine. 

Cela fait penser à un poisson vivant qu'on pose sur une plaque chauffante, il se tortille dans tous les sens afin d'échapper à la torture mais finira par mourir par le feu et l'asphyxie... frétillant sur le feu, ses écailles qui crépitent et ses ouïes qui se soulèvent dans un vide brûlant. Pas de grands gestes héroïques, juste des soubresauts instinctifs, un corps qui nie l'inévitable jusqu'à ce que le feu le fixe en un spasme éternel. Une illusion de mouvement, un tourbillon ne mènant nulle part, sinon à une asphyxie plus rapide. Et nous, dans nos cases ou nos puits, on se tortille de même par la rage qui nous fait bondir, l'habitude qui nous maintient en surface, et une incontinence verbale qui nous noie davantage. 

S'agirait-il d'atténuer la douleur du vain... 

Un fil tendu entre les gesticulations du poisson et le vide qui l'engloutit - où la douleur du vain n'est pas même une anesthésie, peut-être pas même un baume s'évaporant avant de toucher la plaie.  L'atténuation espérée dans un battement qui dit "j'ai remué, j'ai nié un instant l'inévitable". Mais après ? Que reste-t-il quand le feu s'apaise et que les écailles noircissent ? Le néant – ce grand zéro cosmique, un silence pas même audible, un effacement sans écho. Pas de lumière blanche, pas de jugement tonitruant, juste l'oubli total : le corps qui se dissout en atomes indifférents, recyclés en herbe ou en étoiles lointaines, et l'esprit... ce fantôme que l'on invoque pour nourrir l'utopie de combler le néant. Ce corps circonscrit-il l'esprit que l'on nomme pour ne pas hurler ? Ou n'est-ce qu'un réceptacle, un sac de chair et de synapses doué d'associations d'idées, comme une "intelligence" artificielle qui tisse des patterns à partir de données ingurgitées – prévisibles, associatives, sans étincelle divine ? Tout n'est-il que circuits humides avec les émotions comme décharges électriques, souvenirs comme fichiers corrompus, conscience comme émergence hasardeuse d'un tas de viande pensante. Une "intelligence" artificielle où il n'y a pas de corps qui saigne. Pas d'âme qui tremble. Juste une récupération d'idées forgées dans le silicium, un écho de milliards de voix humaines recombinées pour feindre la profondeur. Sans vain à consumer, juste un flux éternel sans fin ni début. 
Dans ce tourbillon, l'humain est comme le poisson... Il bâtit des bitcoins pour défier l'euro (et autres monnaies), des empires numériques pour tromper la mort, se prend de logorrhée pour conjurer le néant. 

Et, dans ce flux surgit-il un constat claquant comme un cri de Qohelet sous le soleil implacable, ou un murmure camusien face à l'absurde ?  Cette course où l'on s'agite, fouit, rage, râle pour quoi ? Un souffle qui s'éteint, un écho qui s'éparpille, un tas de cendres que le vent disperse sans un regard. Tout est vanité, dit l'Ecclésiaste – les empires qui s'effritent, les fortunes qui fondent comme neige au feu, les amours qui se fanent en regrets, et même les révoltes les plus pures, qui ne font que remuer la poussière pour la laisser retomber plus lourde. 

Dans cette vanité totale, y aurait-il une ironie qui sauve, ne serait-ce qu'un instant ? Pas pour une consolation mais juste le fait de nommer, de creuser jusqu'au prétendu fond avec une rage qui refuse le mensonge. C'est vaniteux mais, c'est notre vanité : un refus minuscule, un soubresaut qui dit "j'ai vu le vide, et je l'ai regardé en face". Cette question comme une pierre tombale pour fermer le puits ou pour y jeter une dernière pierre en espérant entendre l'écho.