Entretien 1 avec d'Almeida

Fernando d’Almeida : Je voudrais que vous fassiez corps avec les mots du poème. Mais j’ignore d’où vous venez, qui vous êtes !
Marie Hurtrel : De la Brenne, une région française dite « aux mille étangs » et riche de légendes.  Je suis une terrienne, de la terre qui colle aux mains quand on la retourne, celle des labours,  celle de mes grands-parents dans ce Berry natal, mais aussi celle des racines aériennes des palétuviers bousculées par les marées de la révolte humaine. Cependant je n'ai d'autres pays que la nécessité d'aller marcher sur le destin à la rencontre des autres et de l'humain en Nous.

F. d’A. : Vous êtes européenne, vous êtes française. La langue française est votre langue maternelle. Comment est-elle parlée aujourd’hui, chez vous ?
M.H. : Elle se colore et décolore, je la vois comme une peinture académique revisitée et entée, le scion riche et promettant les meilleurs fruits s’avère, à mon sens, le tronc d’un rosier sauvage aux mille fleurs. La langue française offrant la rue et la scène comme un croisement de fils désordonné qui trouve malgré tout le sens du tissage.
Cependant, j’ai de la peine quand elle se brise au fond des perfusions outrancières d’anglicismes et/ou est élaguée de tout ce qui fait sa structure et sa beauté, sous argument de simplicité populaire. Mais je crois qu’elle a une trop belle voix pour se perdre.

F. d’A. : Quels sont vos rapports avec le divin ?
M.H. : Tant qu’il ne s’enferme pas de lois. Je n’aime pas poser de nom humain sur ce qui est supposé nous dépasser, pas de Dieu dans l’image qu’on nous livre mais je peux croire au divin dénué de lois, je veux dire protégé contre les dogmes et intérêts humains. Il n’y aurait sans doute pas de vie sans divin, car nous ne créons rien, tout est là déjà dans la part divine en chacun de nous, dans nos communications inconscientes, nos prières à l’intime de l’Univers. Je dirais « ni Dieu ni maître » autre que la communion à la vie, dans ce qu’elle engendre de liberté et suppose de respect de l’autre. Vaste toile dans le « je suis vous  et vous êtes moi », il n’y a qu’un sang, celui de la Terre sublimé dans l’Univers.   

F. d’A. : Vous est-il jamais arrivé d’essayer de comprendre ce qui anime d’autres peuples ayant d’autres croyances différentes de votre croyance à vous ?
M.H. : Bien sûr, j’essaie de comprendre, et, pour ça, de détacher tout ce qui nourrit la foi, quelle que soit sa texture, des façons de lui donner corps terrestre par les rites et les cultes. Il n’y a pas de frontières dans les croyances, il me semble que seulement nos craintes diffèrent. La conviction se passe de langage et pourtant elle crée son langage par le besoin de matérialiser, j’aime à savoir ce qui la mène et l’amène comme il serait de connaître où prend source la « magie » des mains d’un sculpteur. La croyance est une œuvre de terre pour dire le divin.

F. d’A. : Est-ce qu’il est vraiment nécessaire d’aller dans une église pour prier,
M.H. : Non. Pas à mon sens, puisque j’extrais le divin des inventions humaines, c'est-à-dire des religions qui le formatent, mais je comprends qu’on ait besoin d’un lieu détaché du brouhaha quotidien pour cela, ou d’un lieu cohérent. C’est une question de nature et de situation de la foi.
Il me semble que la prière doit faire partie du quotidien dans le temps et la géographie en tant qu’admission de l’énergie salvatrice de l’Univers.

F. d’A. : Je vais vous posez brutalement la question que voici : comment se présente à vous, le commencement d’une existence par vous-même voulue, espérée, poursuivie ? Autrement dit, quel sentiment nourrissez-vous à l’égard de la vie : celle que vous vous donnez à vous-même ?
M.H. : La vie n’est-elle pas ce possible impossible, ou plutôt ce probable en épure que nous devons-devrions (re) travailler et tenter d’en pétrir la projection pour lui donner consistance ? Je ne sais pas vraiment, mais je crois que la vie est un souffle à suivre autant qu’à induire. Un don peut-être, un matériel à explorer et usiner avec nos médiums surgis de la vie elle-même. J’ai le sentiment d’avoir toujours à construire, passée par un néant un temps, pour apprendre maintenant comment tenter de naître.

F. d’A. : Au fond, je venais à vous pour que nous parlions de poésie. Comment êtes-vous devenue une écrivaine qui parle singulièrement en poète ?
M.H. : Je n’ai pas de souvenir d’un début d’écriture, j’ai arpenté l’écrit comme une langue à part, mais pour ce qui est de ma façon de poser les mots et de les tisser, c’est une sorte de recherche du dire au fond des choses. La langue du parler croisant celle du désir d’arracher une vérité à l’obscur par la fouille incessante du mot, du verbe. Lever un voile sur les questionnements en couvrant paradoxalement par celui du mystère. Parce que pour moi la poésie est un mystère, un chant composé sur une partition dont les portées musicales ont plus que cinq lignes et dont la clef nommant les notes serait une mutation et un brassage de toutes. « La musique avant toute chose » parce qu’elle se présente à moi comme la plus claire des langues et la plus précise pour sonder l’invisible et l’indicible et oser en donner une version dans la phrase, le vers. Le sens vient par la musique, et elle vient au sens, et aussi bien dans une abstraction cacophonique que dans l’expression d’une mélodie rythmée. Je n’écris pas, je chante.

F. d’A. : Faut-il un état favorable à la poésie ? Naît-on poète ou le devient-on graduellement ?
M.H. Je l’ignore ! Mais je sais que la poésie vient à moi souvent dans l’inattendu, cela peut être dans un sentiment de vide présageant du déferlement de la muse, comme le silence avant la tempête, mais aussi par la sensation d’être happée, je dirais hameçonnée par la nécessité du dire en poésie et de suivre des questionnements entraînant à d’autres questionnements.

F. d’A. : Faites un effort difficile mais utile pour revoir vos débuts en littérature, en poésie ?
M.H. : Le beau est partout, même dans ce qui est jugé ne l’être pas, rien ne serait plus déroutant que d’imaginer que la vie soit inscrite dans la froideur et la laideur en norme face à la beauté « normale » également en elle, alors je crois que j’ai voulu naturellement garder les yeux ouverts sur l’essence et non la matérialité.

F. d’A. : Pour être pleinement poète, il vous faut la compagnie d’autres poètes. Quels sont vos poètes de prédilection ?
M.H. : Ceux qui accompagnent ma « trousse de survie » sans préoccupation du temps. Un poète ne meurt que s’il n’est pas lu, n’est-ce pas… :
-Baudelaire (mes premières lectures poétiques), Char (pour son paysage intérieur qui me semble étonnamment familier), Aragon (pour tout et le croisement de l’engagement de l’amour, il n’est de muse que le Souffle), Pessoa (pour la blessure d’être conscient)
Et puis les vivants du vivant :
-Anne Cillon Perri (vous savez, mes raisons de voyages commencent là, dans la Traversée qui apporte, a apporté, la nécessité d’ouvrir encore d’autres portes dans la poésie d’outre France, des Antilles, d’Afrique, même si les Césaire et Senghor font partis des bagages puisqu’on n’a pas à aller les chercher), Patrick Berta Forgas (pour ses cris en dépits, la force des larmes et du possible espoir), et vous-même, Fernando d’Almeida (pour cette senteur de terre des mots et la philosophie, pour « l’inoubli » dans l’humain et dans « l’in-tabou »).

F. d’A. : Donnez-nous  trois noms de trois poètes qui vous ont littérairement emporté et quelles sont vos affinités avec eux ?
M.H. : Vous voulez-dire poètes vivants, si je comprends bien.
J’ai toujours une difficulté à parler des autres, parce que rien n’est figé dans la lecture qui se confronte au moment et aux émotions. Pourtant, je peux dire que chaque lecture m’emporte, celles qui ne le font pas reste dans un petit brouillard léger…
Alors, pour citer des poètes, il faut que je revienne ici au Cameroun, et à ceux précités, on ne lit pas Anne Cillon Perri et vous-même, Fernando d’Almeida, sans garder des traces profondes comme une incision dans une écorce. Il y a une liberté, dans ses mots et les vôtres, qui cherche sa porte et la trouve dans une expression qui me rappelle à moi-même, à la nécessité de crier et chanter sur le toit du monde. Sans ressemblance pourtant, ce sont vos pains différents trempé dans le même vin. La question me tente pour répondre comme en peinture, ceux des artistes dont l’œuvre m’a malmenée (positivement) et tatouée, et dont pourtant le trait et la couleur sont bien loin des miens.
Mais j’ai fait aussi une découverte récente, un poète qui vit en France et dont les mots brûlent comme une toile de Soutine (un peintre qui ne se laisse pas lire dans la douceur…). Il est peu fréquent, pour diverses raisons, que je m’épanche dans un article au sujet de mes lectures, il faut que je reçoive celles-ci comme un coup, un étonnement où diffuse l’évidence, pour lui ça me semblait indispensable de le faire pour sa « Chambre des hommes », pour cette écriture arrachant toute muselière, le verbe qui plaide est là, celui qui capte le monde comme je le ressens intensément dans ses remous. Ce poète, Patrick Berta Forgas, m’est inconnu, mais sa poésie le rend familier.

Parce que la poésie a un sens, même dans son abstraction, il faut entendre le cri derrière la sérénité du livre et l’ironie juste. Voilà ce que j’ai trouvé en ces trois poètes, où je me trouve, avec ce cri latent, cet appel, même quand les roses sont roses…

F. d’A. : Qu’est-ce que vous admirez chez un écrivain ? Ce qui le distingue de vous ?
M.H. : Son détachement du devoir dans la forme tout en gardant le respect de la langue, celui ou celle capable de bouleverser le langage sans le briser. Ce que j’essaye de faire, même si ce qui est dans mon sang d’encre et d’ancre revient toujours, comme douce marée. C’est parce qu’on oublie tout qu’on oublie rien. Ou l’inverse.

F. d’A. : J’aimerais que vous me disiez ce que vous n’aimeriez guère trouver dans l’écriture d’un autre écrivain ? Qu’est- qui vous agacerait lorsque vous discutez à distance intellectuelle avec un écrivain ?
M.H. : Ce que je n’aime pas est le manque de musicalité, j’ai besoin d’elle pour saisir le sens, celui que l’auteur donne autant que celui que ma lecture donne.

F. d’A. : Qu’est-ce qui vous porte le plus vers l’écriture créatrice, inventive ?
M.H. : La liberté. Elle ne se définit pas sans rapport à son contraire, alors il s’agit de rompre avec le carcan de la vie, de comprendre qu’on peut rompre avec cela. Les deux seuls lieux inviolables de liberté sont le cœur et l’esprit, à mon avis (et pourtant ils peuvent être pris en otage, manipulés, mais nous pouvons toujours les libérer, c’est l’âme des oiseaux et non des chênes).

F. d’A. : Que prenez-vous le plus au sérieux, dans la vie ?
M.H. : Résister. Il me semble que la vie n’est vécue que si l’on refuse le formatage dont la société nous enveloppe. La vie est trop précieuse pour accepter l’éloignement du naturel. Ce n’est pas simple, mais en résistant à plier, ne pas marcher comme tout le monde dans le système consumériste et de l’arasage de la pensée, nous pouvons retrouver la vie. Simplement la vie, et le partage, l’un n’allant pas sans l’autre, je crois. Et la liberté dont je parle précédemment.

F. d’A. : Qu’est-ce qui vous arrache le plus à vous-même lorsque vous êtes seule à seule ?
M.H. : Le brouhaha sans vie des mécaniques citadines. Il me met face et dans l’étonnement : ne sommes-nous là que pour circuler sur un boulevard utilitaire ? Et puis, j’aime la ville qui grouille, comme j’aime le désordre apparent de la nature. Cette image mécanique pour définir si possible l’inquiétude, et si nous vivions tous en passant à côté de la vie ?

F. d’A. : Il m’est revenu que vous écrivez aussi avec le pinceau. Cela est-il juste ?
M.H. : Oui. La peinture fait partie de ma vie depuis toujours, mon père était peintre et c’est avec sa palette et ses pinceaux que j’ai découvert  l’indispensabilité de peindre.

F. d’A. : Que gagnez-vous d’autre en dessinant, en vous exprimant par la peinture ?
M.H. : Ma préférence va à l’abstraction, c’est une façon de dire, d’écrire sans les mots, une autre langue, cet invisible qu’il me faut exprimer. Le silence de l’écriture et le silence de la peinture se rejoignent, se tisse, l’un ne se passe de l’autre, même s’ils n’ont pas la même voix, la voie est commune. Des silences riches de paroles. Je dirais que peindre fait entendre toute la musique que je veux mettre dans le texte. Mes peintures expliquent et figurent  le rythme de ma poésie.

F. d’A. : Il existe plusieurs courants dans la peinture. De quel côté se situe votre préférence ?
M.H. : Comme je vous le disais à l’instant, l’abstraction me touche particulièrement. De l’abstraction pure, à l’abstraction dite « figurative ».
L’œuvre de Kandinsky, « inventeur » de l’abstraction dit-on, a évidemment violemment renforcé cet amour de l’art abstrait. Il y a quelques années, au Musée Russe à Saint-Petersbourg je fus captée par la résonnance des couleurs et des formes encore plus fortement que lors de mes précédentes « rencontres » avec sa peinture. Sans oublier le chemin que j’ai fait et continue de faire dans ces rencontres picturales, car aucune œuvre ne me laisse insensible, ce peintre et son ouverture de la porte de l’abstraction m’ont en quelque sorte signé la préférence.

F. d’A. : Lorsque je vous lis, lorsque je lis vos poèmes de belle coulée verbale, je suis gagné par l’impression d’une confidence en vers. Vous paraissez à mes yeux comme une écrivaine soutenue par la sincérité. Une sincérité jamais feinte. Suis-je dans le vrai ? Si oui, qu’est-ce qui explique cela ?
M.H. : Oui. Que servirait-il d’écrire en faux ? Serait-ce possible seulement ? Je crois que créer passe par ce filtre de la sincérité, sinon c’est de la copie. On vit dans nos expériences, on apprend à vivre, et tous ceux que l’on croise, dans les livres, dans la vie, dans l’art, nous pétrissent et pressent notre argile pour que nous en extrayions le « soi intime ». Que dire, apprendre des autres pour être soi, dans la nudité indispensable à l’expression.

F. d’A. : Vous écrivez en allant vers une grande cristallisation du langage, de l’expression écrite. Il m’a été dit que la simplicité n’est pas la simplification. Qu’en pensez-vous ?
M.H. : J’aime votre question. Et je suis d’accord avec la distance entre simplicité et simplification. Il ne pourrait s’agir de ne garder qu’une structure inerte, nous sommes en langage comme en musique, la portée ne suffit pas…

F. d’A. : Toute poésie renferme un coefficient de prosaïté, de lieu commun. Etes-vous consciente de cela ?
M.H. : Possible, il n’y a jamais rien de nouveau sous les tropiques humains, alors nous retournons sans cesse la même terre.

F. d’A. : Qu’est-ce qui rend selon vous, la poésie hermétique ?
M.H. : Je crois qu’elle n’est hermétique que pour celui qui refuse de la tenter. Parce que la poésie fait entrer dans un monde réel et inaccessible, celui de la pensée. Pensée de l’autre, de la plume dont elle naît. Elle va gratter à l’huis de l’intime du lecteur.

F. d’A. : Existe-t-il d’après vous une grande poésie et une petite poésie ?
M.H. : J’ai l’impression qu’il s’agit de poésie, ou pas. Ce qui n’implique pas une uniformité de conception, à mon sens, mais de la façon de vivre la poésie par l’écrire ou le dire vital qui touche le sensible de soi en l’autre. A l’instar de la musique, il y a autant de symphoniques que de musique de chambre… Ce qu’on pourrait dire « grande » poésie pourrait être celle qui donne tout son mystère et son sens dans le même battement de vie et de mort, dérangeante et évidente. Alors « grande » ne serait que : elle est poésie.
« pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… »,  et que le souvenir se fonde en nous et nous en eux, sans plus de frontières : « Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. R.M.Rilke ». Peut-être une réponse, par là même, à « naît-on poète ou le devient-on ».

F. d’A. : Pour vous la poésie doit-elle nous proposer le rêve pour que nous comprenions mieux la réalité ?
M.H. : La poésie c’est le sang, l’en-soi qui palpe la vie, la réalité et ce qu’elle cache au regard terrestre. J’écris dans mes mains pour que tu lises dans les tiennes, avais-je déjà poétisé, les questions viennent à l’écrire, elles viennent au lire, ce qui pulse en moi est écho bijectif et pourtant chaque fois différent. Le lecteur crée.

F. d’A. : Ecrivant, vous passez de la prosodie classique, des contraintes dites fausses à la versification libre, libérée justement de ces contraintes. Pourquoi cette écriture pendulaire ?
M.H. : Parce que l’humain est ainsi, fait de ses propres chaînes et de sa liberté. La liberté qui prend son sens dans la contrainte.

F. d’A. : Quel est selon vous, le poète français du moment dont l’accent se rapproche le plus de vous ?
M.H. : Très difficile à dire sans violer l’accent du poète. La poésie est comme une empreinte digitale, unique. Mais s’il fallait un nom d’un poète dont les accords vibrent d’une musicalité qui m’est familière, je dirais Patrick Berta Forgas par ce goût « des feuilles de thé » arraché à l’aube de nos cris de colère et nos désespoirs fertiles. Mais, il faut que je dise, et je ne sais si je pourrais parler d’accent vraiment, en lisant Anne Cillon Perri aussi, c’est toujours en pleur. Le pleur de la révélation. Alors où est l’accent, je ne sais répondre d’un nom, quand la vibration de l’un parcourt ma sensibilité par le sang de la métaphore, et celle de l’autre par la charnelle visite du doute.

F. d’A. : Sortons un peu de la littérature française. Que vous inspire la littérature francophone ? La francophonie littéraire se cantonne, bien entendu à la langue française. Mais trouvez-vous cette langue identique à celle de l’Hexagone ?
M.H. : Je vais dire quelque chose de peu « hexagonophile », la langue s’enrichit, est bien plus riche au-delà de la littérature française (partant de son socle sublimissime évidemment) qui me semble donner élan et passion à un nouvel écrin de son rayonnement : ailleurs. Je reste optimiste quant à sa tessiture trop belle pour se perdre à l’intérieure d’elle-même et de son berceau, du moment qu’elle grandit comme ce rosier sauvage dont je parlais tout à l’heure. Littératures identiques, donc, bien sûr dans leur part vivante du partage, et où on retrouve la subtilité maternelle d’une voix, là encore, évidente. Un poète algérien me disait un jour qu’il ne pouvait sonder le sens en clarté, parce que francophone d’apprentissage « seulement », possible, et à la perception de mon cheminement je me rends bien compte qu’il peut y avoir une coupure avec mes sensations et mon éducation en la matière, mais est-ce à dire qu’il faille la langue au berceau, pas d’accord du tout, car j’ai perçu aussi dans des lectures exo-françaises et francophones, une finesse éblouissante d’absolu (si tant est que l’absolu puisse être, il n’est pas je crois), c’est la littérature de « ma maison ». Souvent, très souvent. Puissamment.

F. d’A. : Comment lisez-vous ?
M.H. : Avide. Et sur le lit. Ma table de chevet est envahie de livres de toutes sortes. Je ne lis pas un livre, mais plusieurs dans le même temps, se croisent poésie, documents, essais, j’ai la curiosité hyperactive et sans doute pas mal désordonnée.

F. d’A. : Vous arrive-t-il d’écrire où que vous soyez ?
M.H. : Oui, partout. Si je n’ai pas mon cahier, j’enregistre dans mon téléphone portable, s’il manque aussi, je cherche n’importe quoi pour écrire, je demande. Mais… je n’oublie quasiment jamais mon cahier.

F. d’A. : Dans quel état d’esprit écrivez-vous. Etat de lucidité ou de rêve éveillé ?
M.H. : Je dirais éveillée dans un décrochement du brouhaha du monde, à l’écoute extrême et dans un abandon infini à l’inspiration. Une sorte d’état d’urgence, et un rêve conscient.

F. d’A. : Le réel est mouvant. Comment parvenez-vous à le fixer dans vos poèmes ?
M.H. : Le fixe-t-on, oui, l’instant, mais puisque « tout est dit, et –que- l’on vient trop tard », le réel peut se fixer. Je laisse ma plume suivre son souvenir d’à venir, puisque le temps est relatif, dit-on, et que la vie offre sans cesse, en tout lieu, des images matérielles de notre pensée. Le réel est mouvant, et la pensée plonge dans la circonstance, cela s’écrit. Comment ? En écrivant ! Car le geste, l’intention, ne sont jamais statiques non plus. C’est que qui est lu, les mots ordonnés, qui le sont si on ne fait qu’une lecture technique.

F. d’A. : La poésie suppose la fluidité. Mais elle a aussi besoin de ce qu’on appelle prosaïquement, la pensée. Qu’en dites-vous ?
M.H. : Tout se rejoint, chaque réponse empiète la suivante, suivant vos questions. N’est-ce pas là la fluidité même que vous évoquez, telle qu’un fleuve, celui de la vie, du temps, et de la pensée qui ne s’arrête jamais. Est-il possible d’arrêter le flux de la pensée ? J’ai du mal à le croire dans la dynamique de la vie, et la poésie est dans la vie ou ne serait pas. Pour moi la poésie est humaine, avec un cœur, une âme, un corps, elle pense donc ! Sinon elle ne serait… L’écriture descriptive n’est pas poétique, contrairement à ce que j’ai pu entendre ici ou là quant à une beauté visible et normalisée qu’elle devrait mettre en mots. Non. Déjà parce que la beauté est relative, et parce que la poésie se doit d’être libre et donc de fouiller tout le physique pour rapporter le chant du spirituel et du doute, humain par essence.
Je disais que je n’écris pas mais que je chante, la musique n’est que le fil de navette sur la trame du penser. C’est même, en fait, plus osmotique qu’un simple tissage. La poésie est interrogation humaine, existentielle, vitale. Je n’imagine pas qu’on poétise sans cela.

F. d’A. : Si je vous suis relativement bien, il n’est pas aisé d’être poète, d’écrire en épurant sa propre pensée pour rendre merveilleuse la merveille !
M.H. : Pas aisé, comme la vie. Comme elle peut nous briser, la vie donne en même temps notre ancre, et nous voilà dans la tempête qui nous roule comme galets, nous façonne. Le tout est d’aller sentir, caresser, toucher cette essence mise à nue, révélée, par les remous. Et de l’écrire. Comment savoir si on y arrive. Nous nous savons vivants, et que cela serait même dans la nudité du corps, nous nous savons pensants, et que cela serait dans la nudité de l’âme. Nous sommes nos propres encriers et nos propres plumes, à nous de ne pas charger ces dernières, et écrire plus loin que nous-mêmes.
Un doute sur ma clarté.

F. d’A. : Lorsqu’un poète parle inlassablement de lui, n’y a-t-il pas là des défauts de cuirasse ?
M.H. : On ne parle jamais de soi et tout le temps de soi. Si on ne peut se servir de soi pour exprimer le je hors sol, c’est qu’on est figé face à un reflet attendu, presque exigé, du lecteur. Alors il s’agirait d’une faille en texture de bouclier opaque : le refus d’être lu dans toute l’impudeur qu’on craindrait atteinte. Soi n’existe que par l’autre, alors… et la poésie n’est pas un journal intime. Elle est un partage intime de l’humain dans l’humain. Elle est l’intime de la vie, non de soi.

F. d’A. : Depuis peu, vous venez en Afrique. Que venez-vous découvrir, que cherchez-vous à oublier en coupant vos amarres européennes ? Ne serait-ce que momentanément ?
M.H. : J’aimerais que ce ne soit pas momentané, j’espère que la vie me permettra de continuer ce voyage qui m’a paru essentiel, et pourquoi pas de poser un jour définitivement mon sac à dos sur ce sol que j’ai curieusement, et très troublée, reconnu en le découvrant. Peut-être qu’arrivant au Cameroun j’ai pu mettre en vie ce sentiment de n’appartenir qu’au temps, à l’éphémérité, et signer quelque part la reconnaissance de la terre non comme racine arbustive mais comme ancrage dans la vie elle-même et seulement. L’impression de rentrer chez moi dans un lieu parfaitement inconnu. L’humanité n’a pas de racines, car elle est la racine. Peu importe le sol, la naissance, l’humaine que je suis est nomade, ma maison est la terre, et je veux aller à sa rencontre sans cesse. Il y a donc le désir de la rencontre et de la vérification du sol comme argument alors que je le ressens puissamment comme hasard.

F. d’A. : Que représente pour vous l’interjection camerounaise et pourquoi justement cette partie de l’Afrique au sud du Sahara ?
M.H. : Alors, une première raison humaine terrestre, celle des rencontres épistolaires remontant à quelques années déjà, avec des poètes francophones puissants ; poètes du verbe et de la vie (on n’est pas l’un sans l’autre, l’un se greffe et/ou se fond à l’autre sur la route seulement).
Et c’est là que nous sommes tous nés.
Mais faut-il une ou des raisons, j’ai tendance à obéir à ce destin de hasards, ou à ces hasards du destin, après trop longtemps de chaînes sans doute, j’ai voulu ouvrir toutes les portes familières. Familières parce qu’humaine. Je hais les frontières et il y a une jouissance à les traverser, surtout quand il s’agit de retrouver ceux de ma race. Est-ce de cela dont vous parlez quand vous me questionnez sur le compagnonnage ? « Très sans doute », pour reprendre une forme que j’ai souvent entendue au nord de l’Afrique.

F. d’A. : Venant en Afrique, vous déplacez votre moi, vous le traînez comme en bandoulière avec vous ! Cette mobilité, ce côté de votre ubiquité, est-ce caprice d’écrivaine ou expérimentation conséquente d’une nouvelle vie s’avouant dans l’ailleurs ?
M.H. : Je suis nomade. Peut-être est-ce réactionnel. Nomadité qui a pris source dans la terre où je suis née, parmi les miens en grande partie outils et ouvriers terriens, et qui a enflé comme le magma qui force la pierre figée du volcan, pendant des années, comme mise en attente par la dé-vie jusqu’au réveil : avez-vous vu comme un oiseau décide et migre. Je me demande si ce n’est pas parce que j’aime planter, semer, que j’ai besoin a contrario d’aller. Tout ça me semble si simple : je ne perds rien à bouger, mes racines, encore une fois, sont hors-sol. La vie s’avouant ailleurs, profondément, dans ce besoin d’aller à la rencontre des autres, le refus d’enfermement dans les frontières, parce que la richesse du monde ne peut souffrir de rester sous le chapiteau des contraintes tant que celles-ci sont « vincibles » matériellement.

F. d’A. : Voyager, c’est, me semble-t-il, soumettre le cosmos à l’intimisme. Quelle mythologie personnelle entraîne selon vous, ce déplacement, ce bohémianisme ?
M.H. : Vous devancez mon cheminement dans une immense subtilité. Qui êtes-vous, vous ? Je plaisante, et ne plaisante pas, ce que je veux dire c’est que justement ce bohémianisme est, il me semble, l’essence même de l’humain.
Essence, même quand il s’attache volontairement au sol par les chaînes du terrestre qu’il ne peut pas souvent briser. Volontairement quand il raisonne et résonne avec elles, si le pied ne peut quitter la racine natale. L’esprit le peut et le fait sans cesse autrement. J’ai la chance de pouvoir simplement faire suivre le corps. J’espère qu’un jour il n’y aura pas qu’un sens à cette chance, que tout humain puisse la partager.

F. d’A. : Si je vous demandais, entre nous, comment vous souhaiteriez mourir, cette question vous insupporterait-elle ?
M.H. : Non, aucun souci, peut-être parce que je n’y songe pas, le quand pourrait être effleuré face au devoir, mais comment… et il m’amuse, là, d’y penser, poussée par la question, je répondrais : en aimant.

Merci à vous.

Propos recueillis par Fernando d’Almeida, 30 janvier 2012, La Roseraie du Goyavier, Cité de Bonamoussadi, Douala

Extrait du livre « De la parole écrite à la parole parlée. Entretiens avec des intellectuels francophones » de Fernando d’Almeida (novembre 2013)